Grand Angle
Libres savoirs au Collège de France
Ouverte à tous les publics, gratuite, l'institution est considérée depuis cinq siècles comme le temple des sciences et des humanités. Aujourd'hui, son défi consiste à se maintenir dans la course des établissements d'élite mondiaux.
Par Nicole GAUTHIER
lundi 07 novembre 2005
n vieux monsieur à la longue barbe blanche, un quinquagénaire aux dreadlocks fatigués, une dame grisonnante en tailleur gris et un chevalier de la Légion d'honneur. Et aussi des étudiants, des mères de famille, des enseignants à la retraite... Les uns avancent du pas ferme des habitués. Les autres hésitent en cherchant l'entrée de l'amphi. Bienvenue au Collège de France. Au menu du jour, Christian Goudineau, chaire Antiquités nationales, tient séminaire sur la Gaule au lendemain de la victoire césarienne.
Le Collège de France est un monde à part, quasiment unique sur la planète. Ses professeurs dispensent leurs cours à tous les publics, gratuitement et sans inscription préalable. Aucun grade universitaire n'est requis pour s'asseoir sur les bancs des amphis, la maison ne distribue aucun diplôme, les 52 professeurs de l'institution n'ont qu'une contrainte, dispenser «le savoir en train de se faire» : les équations aux dérivées partielles, par le mathématicien Jacques-Louis Lions, le bouddhisme sur la rive droite de l'Oxus, par l'expert du monde indien Gérard Fussman, les questions romaines de Plutarque, par le spécialiste de la Rome antique John Scheid. «Docet omnia» («Il enseigne tout»), prétend l'orgueilleuse devise du Collège.
L'an dernier, environ 100 000 personnes, des jeunes et beaucoup de vieux, étudiants, chercheurs du monde entier ou simples curieux, ont fréquenté les amphithéâtres de la vieille maison royale, refaits à neuf par l'architecte Jean-Marie Wilmotte. La mémoire de l'institution rapporte que ce fut l'écrivain Umberto Eco qui, pour sa leçon inaugurale, battit le record d'affluence toutes catégories : 1 200 personnes ; 700 restèrent à la porte. La légende prétend que, puisqu'il est ouvert à tous, le Collège de France sert aussi de refuge à des sans-domicile fixe appréciant le confort de locaux chauffés en plein Quartier latin : «Il y en a eu beaucoup, on en a moins depuis la rénovation des locaux», rectifie un régisseur. Quant à l'avenir, il est à l'image de l'époque : ce panthéon de la science universelle hébergera, fin novembre, la finale des Dicos d'or, le show annuel de Bernard Pivot, traçant une ligne incertaine entre ce qui est de son standing et ce qui ne l'est pas Ñ il refuse d'accueillir les défilés de mode.
Les ratés de l'histoire
Il y a près de cinq siècles que le Collège de France cultive sa singularité. Depuis qu'en 1530 François Ier lance un défi à la Sorbonne et nomme des «lecteurs royaux» pour enseigner les disciplines (hébreu, grec, mathématiques) négligées par l'Université. Ainsi naît ce temple dédié aux esprits libres et aux caractères curieux. La belle histoire a quelques ratés Edgar Quinet fut révoqué pour républicanisme, Ernest Renan, accusé d'avoir offensé Jésus, fut suspendu trois jours après sa leçon inaugurale (il sera rétabli par la Commune), et le communiste Frédéric Joliot devra attendre le Front populaire pour être confirmé dans la chaire de chimie nucléaire à laquelle il avait été élu plusieurs années auparavant. Dans les années 60, l'élection du physicien Leprince Ringuet provoqua l'émoi de la communauté scientifique, sceptique sur les talents de l'heureux élu (1), et convaincue que la noble assemblée avait préféré un catholique conservateur à Hans Halban, tout juste naturalisé français et plusieurs fois divorcé.
De par le monde, on peut toujours être candidat à Oxford, Harvard ou Berkeley. Pas au Collège de France. «Ici, on est appelé», résume Pierre Corvol, professeur de médecine expérimentale. Dans ce sanctuaire jaloux de son indépendance, les professeurs discutent d'abord d'un «profil de chaire» : assyriologie ? génétique humaine ? rationalité et science sociale ? Réunie toujours un dimanche après-midi , l'assemblée enseignante choisit, à l'issue de débats pudiquement qualifiés d'«animés», une discipline. Théoriquement, la chaire libérée par un philosophe peut être occupée par un chimiste. Jamais un nom n'est prononcé. Seul doit compter, prétend le dogme, le souci de contribuer à l'édification du savoir moderne. En principe. Alors que l'un de ses collègues plaidait vigoureusement pour une chaire très éloignée de son domaine de compétence, le philosophe Raymond Aron, intrigué, glissait à son voisin : «Qu'est-ce qu'on lui a encore promis, à celui-là ?» (2)
Car en vérité, les non-candidats à ces profils de chaire virtuels ont déjà été contactés et ont fait leur publicité. Une vraie campagne électorale, avec visite à chacun des électeurs. Le professeur John Scheid raconte qu'un jour où il travaillait à la bibliothèque de la Sorbonne, un de ses collègues lui tape sur l'épaule : «Est-ce que ça t'intéresserait d'être parmi nous ?» L'interpellé se demande si on se moque de lui. Non. Alors il entame sa tournée de visites : «La première fut pour le physicien Pierre-Gilles de Gennes. Il m'a dit : "Vous avez vingt minutes pour m'expliquer à quoi sert l'histoire de la Rome antique."»
Le monde des sciences et des lettres prétend qu'une invite à entrer au Collège de France ne se refuse pas. Pourtant si. En 1933, l'établissement créa une chaire de physique mathématique pour un scientifique allemand prometteur menacé par la montée du nazisme. Celui-ci déclina l'offre, et partit aux Etats-Unis. Il s'appelait Albert Einstein.
L'élection finale a lieu quelques mois plus tard lors d'un autre vote dominical. Pour sauver les apparences, quelqu'un se dévoue pour jouer le challenger malheureux et écrire une lettre où il se déclare candidat «de deuxième ligne» désigné pour la défaite. De cette opération de longue haleine, rituelle, méticuleuse et mûrement pensée, sort un résultat conventionnel. En 2005, le professeur au Collège de France est un homme (il n'y a que trois femmes), français (10 % des chaires sont occupées par des étrangers), âgé de 61 ans en moyenne, issu de l'Ecole normale supérieure de la rue d'Ulm (au moins pour un tiers d'entre eux). Tout ça pour ça ? «C'est ça, l'élite», tranche Jacques Glowinski, professeur de neuropharmacologie et actuel administrateur du Collège. L'établissement n'a-t-il pas couvé plusieurs prix Nobel (Jean-Marie Lehn, Pierre-Gilles de Gennes, Claude Cohen-Tannoudji) bien avant leur couronnement par l'académie suédoise ? Abrité quelques esprits iconoclastes (le sémiologue Roland Barthes, le musicien Pierre Boulez) ? Accueilli des intellectuels excommuniés en Sorbonne (l'anthropologue Claude Lévi-Strauss) ? Mais «c'est vrai, on pourrait prendre plus de risques», reconnaît Glowinski, quand Pierre Corvol assure que le «souci de renouvellement [est] permanent». «C'est difficile de savoir qui sera grand ou pas, proteste John Scheid. Dans les disciplines littéraires, on ne devient bon qu'à partir de 45-50 ans. Un professeur au Collège prend sa retraite à 70 ans. Il ne faut pas se tromper.»
«Une liberté immense : enseigner ce que l'on a envie d'enseigner»
Voilà donc notre professeur dans la place. Son obligation : faire un cours nouveau chaque année (dix-huit heures annuelles pour celui qui a la charge d'un laboratoire, vingt-six heures pour les autres). «Partout ailleurs, on est tenu à un programme. Ici, notre liberté est immense : celle d'enseigner ce qu'on a envie d'enseigner», remarque Pierre Corvol. «Un stimulant extraordinaire. On a à la fois une liberté totale et une sanction immédiate si on n'intéresse pas», renchérit le physicien Serge Haroche. Chaque professeur officie devant un public non identifié. Un casse-tête, surtout pour les littéraires. Les scientifiques exposent généralement devant un auditoire averti Ñ étudiants, thésards, retraités curieux. Les littéraires, eux, doivent composer avec une assistance plus diversifiée, mélange de professionnels et d'érudits, sans pour autant sacrifier à la vulgarisation, fort mal vue dans la maison. John Scheid a découvert la difficulté d'un exercice qu'il pensait facilement maîtriser : «Devant un tel public, il faut être clair, on n'a pas le droit de jargonner, il est impossible d'improviser.» Rester aux frontières de la recherche tout en diffusant les nouveaux savoirs au plus grand nombre : «La tension est permanente. Il faut toujours chercher le bon équilibre», remarque Serge Haroche. L'équation avait en son temps été résumée par le philosophe Michel Foucault, dont le public se pressait aux portes des amphis. Une âme peu charitable ayant souligné qu'un grand nombre d'auditeurs ne prouvait pas l'excellence d'un cours, il répliqua : «Un petit nombre non plus.»
«Tout le monde sait où est Harvard !»
Jusqu'à présent, la vieille maison a su maintenir sa réputation. Cela ne suffit plus, quand la compétition mondiale se fait de plus en plus rude. Classé 104e établissement du monde et 5e français pour l'excellence de sa recherche (3), l'institution manque de visibilité. Son administrateur, Jacques Glowinski, se désole toujours quand un chauffeur de taxi demande candidement : «Le Collège de France, c'est ce qu'il y a en face du magasin le Vieux Campeur ?» Car enfin, «tout le monde sait où est Harvard !» Ou qu'à l'occasion d'une cérémonie au Sénat, l'itinéraire est fléché «Collège de France». Plus sérieusement, un comité d'orientation scientifique, mandaté par l'administrateur et composé de douze chercheurs étrangers, a récemment souligné les faiblesses de l'institution, notamment la procédure de cooptation qui, certes, «conduit très généralement à des choix excellents», mais pourrait néanmoins être «améliorée», plus transparente, avec un pilotage et une politique «à moyen et à long terme» : «La cooptation (...) doit avoir pour corollaire une explication a posteriori, concise et convaincante, des propositions faites.»
Sous l'impulsion de Glowinski, le Collège a donc entamé sa mue : modernisation des équipements (des bibliothèques aux animaleries de laboratoires), recrutement de jeunes chercheurs et renouvellement des équipes, création en cours d'un parc de 158 studios pour faciliter l'accueil de cerveaux du monde entier, etc. En février prochain, l'architecte Christian de Portzamparc inaugurera, pour un an, une nouvelle chaire consacrée à la «création artistique». Surtout, la direction du Collège de France drague le monde économique. Patrons du CAC 40 et de grandes entreprises publiques (Jean-Louis Beffa, Jean-François Dehecq, Noël Forgeard, Bernard Arnault...) petit-déjeunent régulièrement avec des professeurs de la maison. Henry Laurens y parle du monde arabe, Edouard Bard de l'évolution du climat : exposés scientifiques contre perspectives de contrats industriels. «Ils sont nécessaires. C'est la garantie de notre indépendance», souligne Jacques Glowinski. Ce berceau des humanités vient même de voter la création d'une «chaire d'innovation technologique Liliane Bettencourt». En cours de finalisation, renouvelable chaque année, elle devrait être entièrement financée sur les fonds personnels de l'actionnaire principale de L'Oréal. Selon Pierre Corvol, nul ne s'est offusqué de ce projet de fiançailles entre l'une des plus grandes fortunes de France et l'institution multicentenaire.
photos Jérôme Bonnet
(1) et (2) In De la physique avant toute chose, Anatole Abragam, éditions Odile Jacob, 1987.
(3) Selon le classement annuel effectué par l'université Jiao-Tong de Shanghai.
http://www.liberation.fr/page.php?Article=336282
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